Covid 19 : la liberté d'expression des médecins et le débat d'intérêt général

La présente note est destinée à dresser les contours de la liberté d’expression des médecins afin d’identifier les conditions dans lesquelles les médecins peuvent présenter publiquement des thèses alternatives sur la gestion de la crise sanitaire liée au coronavirus (usage de l’hydroxychloroquine, des masques, stratégie globale ou focalisée sur les personnes fragiles, etc…).

 

Après une présentation des dispositions réglementaires et conventionnelles applicables (I), il sera fait état de leur interprétation par la Cour européenne des droits de l’Homme, le Conseil d’État et les instances ordinales afin d’identifier les conditions dans lesquelles il peut être porté atteinte à la liberté d’expression des médecins (II).

 

I.  Les dispositions réglementaires et conventionnelles applicables

 

L’article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales protège la liberté d’expression mais permet de soumettre cette liberté à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la protection de la santé ou de la morale :

 

« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.

2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »

 

L’article R. 4127-13 du Code de la santé publique constitue une ingérence dans le droit à la liberté d’expression des médecins en ce qu’il encadre les conditions dans lesquelles un médecin peut participer à une action d’information du public :

 

« Lorsque le médecin participe à une action d'information du public de caractère éducatif et sanitaire, quel qu'en soit le moyen de diffusion, il doit ne faire état que de données confirmées, faire preuve de prudence et avoir le souci des répercussions de ses propos auprès du public. Il doit se garder à cette occasion de toute attitude publicitaire, soit personnelle, soit en faveur des organismes où il exerce ou auxquels il prête son concours, soit en faveur d'une cause qui ne soit pas d'intérêt général. »

 

Il convient de déterminer, à la lumière de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme, si l’article R. 4127-13 du Code de la santé publique pourrait être interprété comme permettant de restreindre l’expression d’opinions divergentes sur la gestion de la crise sanitaire actuelle.

 

II. L’interprétation de ces dispositions par la Cour européenne des droits de l’Homme, le Conseil d’État et les instances ordinales

 

Pour qu’une ingérence dans l’exercice du droit à la liberté d’expression soit valide au regard de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales, cette ingérence doit être prévue par la loi (a), poursuivre l’un des objectifs légitimes limitativement énumérés à l’article 10, comme la protection de la santé (b) et constituer une mesure nécessaire, dans une société démocratique (c).

 

a)   Une ingérence prévue par la loi

 

Pour la Cour européenne des droits de l’Homme, « le terme « loi » au sens de la jurisprudence de la Cour est entendu dans son acception « matérielle » et non « formelle » et inclut les textes de rang infra-législatif » comme les décrets[1].

 

Aussi, l’ingérence prévue par l’article R. 4127-13 du Code de la santé publique, issu du décret n° 2004-802 du 29 juillet 2004, est bien « prévue par la loi ».

 

b)   Une ingérence poursuivant un but légitime, la protection de la santé

 

L’objectif de protection de la santé sera facilement caractérisé en l’espèce.

 

En effet, dans une affaire relative à des publications critiques sur les thérapies traditionnelles et informant les lecteurs sur les thérapies alternatives, la Cour s’est dite « convaincue que la mesure de retrait du certificat visait la «protection de la santé publique »[2].

 

De manière encore plus claire, le Conseil d’État a jugé « qu'en prohibant le recours à des procédés publicitaires par les médecins, les règles déontologiques citées au point 4 [c’est-à-dire les articles R. 4127-13, R. 4127-19 et R. 4127-20 du Code de la santé publique] poursuivent un objectif d'intérêt général de bonne information des patients et, par suite, de protection de la santé publique »[3].

 

Dès lors, l’ingérence prévue par l’article R. 4127-13 du Code de la santé publique poursuit bien un but légitime, la protection de la santé.

 

c) Une ingérence constituant une mesure nécessaire, dans une société démocratique

 

Les juridictions nationales et la Cour européenne des droits de l’Homme analysent ensuite la mesure litigieuse (par exemple une sanction disciplinaire[4] ou encore une interdiction de proférer certaines affirmations[5]) pour déterminer s’il s’agit d’une mesure nécessaire, dans une société démocratique, c’est-à-dire une mesure proportionnée au but poursuivi.

 

Ainsi, comme l’a rappelé un rapporteur public du Conseil d’État, « un équilibre doit néanmoins être trouvé, s'agissant par exemple des médecins, entre d'un côté, les intérêts en jeu, la protection de la santé, l'intérêt de la profession et des confrères et de l'autre, le droit à la liberté d'expression et le rôle essentiel des médias »[6].

 

Cependant, « lorsque sont en cause des questions d'intérêt général, [la Cour européenne des droits de l’Homme] retient que ce point d'équilibre se déplace au point de ne laisser guère de place pour des restrictions à la liberté d'expression, même pour une profession réglementée »[7].

 

La notion de questions d’intérêt général est interprétée comme suit.

 

Pour la Cour, « ont trait à un intérêt général les questions qui touchent le public dans une mesure telle qu’il peut légitimement s’y intéresser, qui éveillent son attention ou le préoccupent sensiblement, notamment parce qu’elles concernent le bien-être des citoyens ou la vie de la collectivité »[8].

 

Cela est nécessairement le cas des questions de santé publique et la Cour européenne des droits de l’Homme a déjà jugé qu’un débat portant sur les effets des micro-ondes sur la santé humaine touche à l’intérêt général[9].

 

En l’espèce, les propos proférés par des médecins critiques de la gestion de la crise sanitaire portent sur des questions de santé publique et relèvent donc du débat d’intérêt général.

 

En présence de questions d’intérêt général, la Cour attribue un niveau élevé de protection à la liberté d’expression : « un niveau élevé de protection de la liberté d’expression, qui va de pair avec une marge d’appréciation des autorités particulièrement restreinte, sera normalement accordé lorsque les propos tenus relèvent d’un sujet d’intérêt général »[10].

 

Par conséquent, les règles de conduite applicables aux médecins dans leurs relations avec la presse ne doivent pas être interprétées comme faisant peser une charge excessive sur les médecins en leur imposant de contrôler le contenu des publications dans la presse, eu égard « à la fonction essentielle de la presse dans une société démocratique »[11].

 

De même, lorsqu’il est question de débat d’intérêt général, la Cour considère, bien que l’opinion qui est exprimée par les propos soit minoritaire et qu’elle puisse sembler dénuée de fondement, qu’il serait particulièrement excessif de limiter la liberté d’expression à l’exposé des seules idées généralement admises, dans un domaine où la certitude est improbable[12]. Dès lors, une interdiction de présenter publiquement une thèse relative aux effets nocifs sur la santé humaine de l’ingestion d’aliments préparés au four à micro-ondes, exposée de manière nuancée au sein d’un article de presse beaucoup plus virulent, est une ingérence disproportionnée dans l’exercice de la liberté d’expression du médecin[13].

 

Ainsi, si rien n’interdit la diffusion d’informations qui heurtent, choquent ou inquiètent dans des domaines où la certitude est improbable, il convient tout de même de les exposer de manière nuancée et non excessivement polémique[14]. Par exemple, le retrait des aides publiques à une revue ayant mis en avant des schémas thérapeutiques non validés en l’état actuel des connaissances scientifiques pour le traitement d’affections graves comme le cancer ou l’hypertension artérielle constitue une ingérence dans l’exercice de la liberté d’expression qui a été jugée proportionnée au but poursuivi[15].

 

De la même manière, en France, la Chambre disciplinaire nationale de l’Ordre des Médecins considère que l’article R. 4127-13 du Code de la santé publique permet aux médecins d’exprimer de manière nuancée des thèses ou recommandations alternatives :

 

« Considérant qu’en réitérant, sur son blog, ses thèses, exprimées dans de nombreux ouvrages ou articles, défavorables à l’utilisation des statines, auxquelles il préconise de substituer des régimes nutritionnels, le Dr de Lorgeril ne saurait être regardé, eu égard, notamment, à la controverse existant, dans les milieux scientifiques, sur le rôle du cholestérol dans les maladies cardio-vasculaires, et sur l’utilisation des statines, comme ayant méconnu les dispositions précitées de l’article R. 4127-13 du code de la santé publique »[16].

 

A l’inverse, le Conseil d’État considère que peut être sanctionné sous l’empire de l’article R. 4127-13 du Code de la santé publique un médecin ayant « largement diffusé par voie électronique, à compter de l'année 2014, des messages critiquant la vaccination obligatoire, notamment sous la forme de deux invitations à signer des pétitions ». En effet, la pétition comportait des termes polémiques et était adressée non seulement aux milieux professionnels mais également au public non spécialiste[17].

 

Une sanction pourra également être imposée à l’encontre d’un médecin dont les publications présentent le caractère d'un procédé publicitaire, faisant apparaître la pratique de la médecine comme un commerce[18].

 

En conclusion, le débat sur la gestion de la crise sanitaire étant un débat d’intérêt général, les propos de médecins à ce sujet, dès lors qu’ils sont exprimés de manière nuancée et ne constituent pas un procédé publicitaire (ce qui est très improbable), ne sont pas proscrits par l’article R. 4127-13 du Code de la santé publique. Une mesure sanctionnant de tels propos constituerait vraisemblablement une ingérence disproportionnée dans le droit à la liberté d’expression des médecins.

 

Les médecins peuvent donc formuler des thèses alternatives, dès lors qu’elles sont présentées en des termes nuancés, et participer, de ce fait, au débat d’intérêt général.


[1] CEDH, 1er décembre 2005, Vérités Santé Pratique SARL c. France, n°74766/01, page 13.

[2] CEDH, 1er décembre 2005, Vérités Santé Pratique SARL c. France, n°74766/01, page 13.

[3] CE, 15 mars 2017, n°395398.

[4] CE, 15 mars 2017, n°395398.

[5] CEDH, 25 août 1998, Hertel c. Suisse, n° 25181/94.

[6] Conclusions sur CE, 4 mai 2016, Mme Eliacheff, n° 376323.

[7] Conclusions sur CE, 4 mai 2016, Mme Eliacheff, n° 376323.

[8] CEDH, 27 juin 2017, Satakunnan Markkinapörssi Oy et Satamedia Oy c. Finlande, n°931/13, §171.

[9] CEDH, 25 août 1998, Hertel c. Suisse, n° 25181/94, §47.

[10] CEDH, 23 avril 2015, Morice c. France, n° 29369/10, §125.

[11] CEDH, 17 octobre 2002, Stambuk c. Allemagne, n° 37928/97, §41.

[12] CEDH, 25 août 1998, Hertel c. Suisse, n° 25181/94, §50.

[13] CEDH, 25 août 1998, Hertel c. Suisse, n° 25181/94, §50.

[14] CEDH, 1er décembre 2005, Vérités Santé Pratique SARL c. France, n°74766/01, page 15.

[15] CEDH, 1er décembre 2005, Vérités Santé Pratique SARL c. France, n°74766/01, page 15.

[16] Chambre disciplinaire nationale de l’Ordre des Médecins, 29 juin 2015, n°12226.

[17] CE, 24 juillet 2019, n°423628.

[18] CE, 15 mars 2017, n°395398.