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Les "marchés interdits" de Carrefour: des promesses qui obligent

 

Face à la campagne choc de Carrefour sur les semences interdites, les dénonciations en provenance du milieu associatif engagé dans la conservation et la promotion de la biodiversité agricole ont plu. En effet, on ne peut pas dire que la grande distribution se soit illustrée, jusqu’à présent, par son engouement pour une offre diversifiée en fruits et légumes. Bien au contraire, partout sur la planète, l’étalage agricole des supermarchés nous est tristement familier. Aux quatre coins du monde, Carrefour, de même que Walmart, Tesco ou Metro, distribuent les mêmes légumes aux calibres et couleurs standard et au goût souvent inexistant. Pire encore, les exigences de la grande distribution en termes de durée de vie à l’étalage, de résistance aux transports, d’homogénéité de l’offre sur les gondoles, ont grandement contribué à façonner les critères de sélection variétale des semences actuellement disponibles à la vente, de même que les critères d’enregistrement des variétés au catalogue officiel. Aussi, cette prise de conscience soudaine retentit pour ceux qui sont impliqués de longue date dans la lutte contre la standardisation agricole comme une farce d’un opportunisme scandaleux, destinée tout au plus à repeindre une façade bien sale en un vert à peine plus reluisant, pour gagner encore quelques parts de marché.

 

Toutefois, il est nécessairement un moment où le mouvement initié par quelques-uns, dans l’indifférence, voire parfois dans la clandestinité ou l’illégalité assumée, s’il est juste et puissant, gagne la société toute entière et se trouve alors repris par les acteurs les plus gros et les plus visibles ; ceux qui au surplus savent se faire entendre plus loin et plus fort que tous ceux qui auparavant s’égosillaient dans le désert.

 

Si ces moments là sont vécus par les pionniers comme une usurpation de leur combat, ils leur donnent toutefois raison et viennent consacrer les dizaines d’années de luttes clandestines.

 

Ainsi, à l’amertume doit succéder un sentiment de satisfaction face à la mission accomplie, comme si Carrefour et sa campagne reflétaient, ni plus ni moins, l’état de conscience de la société toute entière face à la pauvreté de l’offre alimentaire actuelle.  

 

Aussi, en condamnant trop la campagne de Carrefour, ou en la condamnant uniquement, les avant-gardistes du combat pour la biodiversité agricole saborderaient le message qu’ils véhiculent depuis tant d’années.

 

Car ce message, repris de manière tonitruante par Carrefour, dit la vérité : l’offre en semences ne représente actuellement que quelques pourcents de ce qu’elle pourrait être ; la plus grande partie des semences qui ont été poussées dans l’illégalité par le catalogue officiel a déjà été perdue ; les vestiges de cette hécatombe ne sont pas autorisés à la vente ; ainsi les agriculteurs n’y ont pas accès ; de même les consommateurs n’en voient jamais la couleur. Enfin, la loi qui a généré tout cela est MAUVAISE.

 

Toutefois, il ne faudrait pas que Carrefour fasse seulement de l’opportunisme commercial et que la grosse montagne, toute gonflée de ce nouvel étendard qu’elle s’est choisi, accouche d’une souris minuscule. Cela signifie que, si le message délivré est juste et l’intention affichée est louable, cette campagne emporte une responsabilité : la responsabilité de faire évoluer la loi.

 

Il ne conviendrait pas, sur ce terrain, que Carrefour s’en tienne, comme n’importe quelle association militante, à la pétition qu’elle a mise en ligne sur Internet. Cela d’autant moins que le message accompagnant cette pétition, qui avance quelques propositions réglementaires, manque cruellement d’ambition. Les propositions qui y sont faites apparaissent très en retrait par rapport à l’impact recherché et déjà obtenu par cette grande campagne de communication.

 

Ainsi, Carrefour s’en prend au décret n° 81-605 du 18 mai 1981, qui « bloque(rait) la commercialisation des semences de fruits et légumes de variétés paysannes ». Or ce décret n’est que la transposition en droit français d’un arsenal législatif européen qui s’impose à la France. La France, pour y déroger, devrait sortir de l’Union européenne. Il s’agit donc de s’attaquer à la législation européenne, plutôt qu’au décret français. Cela profiterait en plus à l’ensemble des pays membres de l’Union.

A l’échelle de la France, des solutions juridiques existent pour mettre un peu de flexibilité dans les rouages du marché des semences, mais à une échelle réduite et dans des cas très spécifiques.

 

De plus, Carrefour indique qu’« il faudrait simplifier la loi pour permettre aux petits paysans de commercialiser en circuit court leurs semences librement reproductibles ». Pourquoi proposer une ouverture, et l’assortir immédiatement d’une série de restrictions ? Pourquoi les « petits paysans » seraient-ils les seuls à pouvoir commercialiser des semences ? Pourquoi pas les paysans de taille moyenne ? Pourquoi pas les gros paysans ? Pourquoi pas, d’ailleurs, les associations, ou les entreprises, ou bien encore les particuliers ?

Pourquoi faudrait-il par ailleurs que cette commercialisation soit limitée aux « circuits courts » ? Pourquoi le commerce de détail ou bien les grandes jardineries, dans leurs locaux ou même sur internet, n’auraient pas également la possibilité de diffuser cette biodiversité qui fait défaut à tous ?

 

En outre, Carrefour exige « l’assouplissement des critères actuels d’enregistrement des semences des paysans au catalogue et une exemption de paiement de cette inscription pour les petites structures ». Cette proposition, d’un conformisme stupéfiant, pourrait être celle du GNIS[1] s’il s’agissait de limiter la casse sur le plan réglementaire. Le catalogue officiel n'y est nullement remis en question et on protège ainsi l’essentiel de la loi tant décriée sur les semences.

 

Faut-il conclure, face à ces constatations, que l’intention de Carrefour de « changer la loi » n’est pas réelle ? Il faut espérer que non.

 

En tout état de cause, une telle campagne, exprimée sur un ton d’un militantisme inédit, et qui s’adresse ainsi aussi bien aux consommateurs qu’aux citoyens, a éveillé des espoirs, a fait naître des interrogations et des attentes. Or ces attentes sont aussi, en creux, des promesses faites par Carrefour à ce large public, qu’il s’agira pour le géant français de la distribution, drapé soudainement dans les habits de la vertu, de ne pas décevoir. Car personne n’ignore le pouvoir d’un tel acteur, ni sa capacité, bien au-delà d’une pétition, à convaincre efficacement le législateur lorsque ses intérêts sont en jeu.

 

Ainsi à grande campagne, grande responsabilité. Et à mauvaise loi, grande réforme. 

 

                                                                                                                                     Blanche Magarinos-Rey

 

[1] Groupement national interprofessionnel des semences. Il s’agit du lobby représentant l’industrie semencière en France.

Tribune publiée le 2 octobre 2017, dans le journal Le Point